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Mémoire, érosion : la partition dans le temps de la conservation

Intervention de Pascal Leray, conservateur à la médiathèque Hector Berlioz, lors du colloque Tristan Murail, le 5 février 2022.


Cette intervention s'attachera moins à comprendre l’œuvre dans son intériorité qu’à l'appréhender, au contraire, dans toute son extériorité. Le bibliothécaire accompli – ce que je ne suis pas – a (on le sait) la particularité de connaître tous les livres sans en avoir lu aucun, ou presque. Il les connaît par leurs caractéristiques matérielles, éditoriales, leur emplacement ou encore leur indexation. Cela paraît terriblement frustrant et pourtant cette connaissance (qui n'interdit pas entièrement de goûter les œuvres, précisons-le tout de même) est elle-même trop souvent négligée, tant il est vrai que les œuvres nous absorbent autant que nous les absorbons. Et dans le cas de Tristan Murail, ce n'est pas peu dire. 

Il va être question, donc, de Tristan Murail à la bibliothèque. 

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Copie annotée du manuscrit autographe de Mach 2.5 pour 6 ondes Martenot

Les bibliothèques sont aimées et parfois aussi haïes pour ce qu'elles sont : des lieux où la mémoire s'exerce pleinement, ne tenant rien pour secondaire ou négligeable qui entre dans le faisceau de leurs collections, organisant la connaissance selon des règles qui ne tiennent compte que de la question de leur organisation commune, dans un univers où les plus grands noms côtoient, sans véritable privilège, les anonymes les plus indécelables. Ce sont des lieux où le temps n'est pas complètement humain puisque le temps du livre ou de la partition se compte en centaines d'années, celui du papyrus tirant sur les millénaires. Le temps de la conservation n'est pas le temps géologique mais il oblige à considérer les choses de la culture sur une durée qui n'est déjà plus celle du bibliothécaire, sur laquelle il n'a aucune vue autre que spéculative mais qui malgré cette cécité est sa durée de référence : le temps, possiblement éternel. 

On dit parfois que les bibliothèques sont des cimetières mais non : nos documents dorment, ils ne font que dormir jusqu'à ce qu'on les réveille. En revanche, ils sont fragiles. Et même de plus en plus fragiles. Plus nous nous éloignons dans le temps, plus les modes de production du livre, de l'écrit, de la notation nous apparaissent durables. Et à l'inverse, plus nous nous rapprochons de l'époque contemporaine et plus les supports nous paraissent fragiles et périssables. J'ai cité le papyrus, le papier de chiffon qui résiste formidablement au temps, nous voyons en revanche se dégrader rapidement tout un pan de la production du XIXe siècle à cause de l'acidité du papier. Et le patrimoine du XXe siècle n'inverse pas la tendance, bien au contraire. Des supports apparaissent, dont la durée de vie estimée va toujours en décroissant : on estime la durée de vie d'une photographie argentique à 300 ans, la bobine de film tient difficilement une centaine d'années... et que dire du monde numérique qui n'est que fragilité, à la fois du fait des supports de stockage et de la dépendance entre le document, l'appareil utilisé et sa configuration dont la durée de vie est au mieux d'une dizaine d'années ? 

Alors… Au départ de cette contribution peut-être il y a le fait que nous avons affaire à une œuvre très marquée par la poésie. Les titres des compositions bruissent de poésie autant que de peinture. Le compositeur nous le confirme par les notices de présentation de ses œuvres qui indiquent expressément leur caractère poétique. Une poésie qui s’inscrit, pour beaucoup, dans la métaphore. La poésie est présente à travers les poètes tout d’abord. Hésiode, Pétrarque, Gide et, bien sûr, le père du compositeur, Gérard Murail, à qui fait référence le cycle Portulan. 

Dans le cas de Paludes, le compositeur cède la parole à André Gide qui écrit – ce que Tristan Murail semble reprendre à son compte :

Avant d'expliquer aux autres mon livre, j'attends que d'autres me l'expliquent. Vouloir l'expliquer d'abord c'est en restreindre aussitôt le sens - car si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela...

André Gide, « Exergue à Paludes »

Il est à noter que, si la science est très présente dans l’imaginaire qu’indiquent les titres et les notices proposées par le compositeur pour ses œuvres, c’est expressément par métaphore. Et donc, c’est encore de la poésie.

Éthers
"On croyait autrefois l'espace rempli d'une substance nommée éther. Mais la poésie des substances éthérées a dû céder la place à la relativité de l'espace-temps einsteinien, qui incite à d'autres rêves…"

Attracteurs étranges
"En réalité, les attracteurs sont des objets mathématiques, qui appartiennent au vaste domaine des sciences dites du "chaos", telles les fractales, l'étude des turbulences, et beaucoup d'autres phénomènes aux noms souvent évocateurs : poussière de Cantor, flocon de Koch, effet papillon... La force poétique de ces objets provient du fait que des formes globalement simples, mais riches et frappantes pour l'imagination, sont produites par des opérations très complexes, mais cachées. Aucun procédé mathématique n'a cependant été utilisé pour écrire cette pièce. Il s'agit ici seulement d'une analogie poétique : les contours mélodiques décrivent des spirales qui semblent toujours revenir vers un ou plusieurs mêmes points, mais qui en fait suivent des parcours toujours différents, gauchis, détournés."

Pour En moyenne et extrême raison, il s’inquiète de l’interprétation que pourrait faire son lecteur de la description qu’il donne et précise :

(...) j'espère que prévaudra finalement la dimension "poétique" suggérée par le titre : oppositions inattendues et mots à double sens.

La poésie, ici, est une bibliothèque qui s’entrouvre. On a sous les yeux, entre autres, les volumes de Pétrarque, d’Hésiode et de Gide. Mais c’est aussi de façon très constante un rapport à la métaphore qui semble irriguer toute une part de l’inspiration du musicien.

La poéticité se niche même à l’intérieur du processus de création de l’œuvre, dont le compositeur explicite fréquemment et un peu paradoxalement les ressorts. L’œuvre est à appréhender comme une métaphore. La métaphore joue de la texture timbrique comme des phénomènes de durée ou des rapports de hauteur mais elle charpente ou à tout le moins oriente la conduite de l’œuvre elle-même. La métaphore première, c’est celle qui résulte du choc entre le titre et l’objet musical (l’œuvre) pour celui qui le reçoit. De l’attention au timbre naissent, d’une certaine façon, la poéticité et avec elle la métaphoricité de l’œuvre. Si la science est toujours si voisine de la poésie ici, c’est aussi parce que l’une et l’autre ont une curieuse tendance à altérer le regard qu’on porte sur les choses qui nous entourent. C’est encore ce que fait, non métaphoriquement mais avec les moyens propres de la musique, l’œuvre de Tristan Murail. C’est pourquoi il me semble intéressant de vous proposer la vue que nous pouvons avoir, nous autres bibliothécaires, sur cette œuvre car ainsi, nous pouvons formuler la métaphore d’une métaphore, ce qui me paraît assez conforme à l’œuvre que nous envisageons.

Métaphore de métaphore parce que nous retrouvons de façon assez intrigante, insistante et donc fascinante, les processus mis en exergue par le compositeur dans le devenir même des objets que nous sommes chargés de conserver pour les générations à venir. Nous n’irons pas – je touche du bois – jusqu’à la désintégration. Néanmoins, la conservation de cette œuvre qui est pétrie non seulement de modernité esthétique mais également technologique nous rappelle à cette pièce particulièrement marquante, dont j’ai détourné le titre en l’altérant quelque peu : Mémoire / érosion.

Mémoire parce qu’effectivement, nous avons une collection solide (d’autant plus solide qu’elle s’est tout récemment enrichie du fonds CDMC-MMC, soit 15 000 partitions et 30 000 documents exclusivement dédiés à la musique contemporaine). Érosion, parce que ces documents sont, pour une part d’entre eux, soit terriblement fragiles, soit simplement absents puisque les patchs, et même les bandes, ne sont que rarement incluses dans les éditions de partition. Ils n’ont hélas ni statut juridique ni statut artistique et ne se perpétuent que par l’opiniâtre travail des réalisateurs d’informatique musicale, ce qui serait un sujet en soi.

Rivages, fonds CDMC

Partition de Rivage de Tristan Murail, fonds CDMC-MMC

La préservation du patrimoine récent (et donc celui de la musique dite "contemporaine" qui s'ouvre peu ou prou avec la fin de la seconde guerre mondiale) pose des problèmes quasi insolubles de conservation. Mais il ne s'agit pas tant ici de déplorer une situation technique que de s'arrêter sur ce qui, malgré tout, participe pleinement de la vie de l’œuvre : son inscription dans le temps. Non pas le temps de la postérité, même s’il lui est lié. Le temps de la conservation est le temps de la matérialité de l’œuvre, dont on ne se préoccupe pas toujours assez. On voit une partition du passé et l'on se dit : « Ah donc c'était ainsi » alors qu’il s’agit d’une édition toute récente et que tous les traits propres à la réception initiale de la pièce ont disparu. On baigne dans une « hypercontemporanéité » un peu illusoire.

Magnétophone à bande

Magnétophone à bande

Pour le son enregistré, c'est pire encore. Le son enregistré est historique et l'on écoute aujourd'hui des enregistrements qui n'étaient pas du tout les mêmes que ceux qu'écoutaient les auditeurs de l'époque car la restitution du son était toute différente. Pas seulement du son, d’ailleurs. La réception du support n’était pas moins spécifique.

L’accès à l’objet originel est donc absolument nécessaire. Voyez ce 33 tours qui réunit des œuvres de Solange Ancona, Alain Abbott, Tristan Murail et Fernand Vandenbogaerde. Il date de 1971. Je ne sais s’il est disponible sur internet et je ne crois pas qu’il ait été réédité sur CD. Prenez le disque dans vos mains. Vous noterez que la conception graphique est d’un certain G. Murail. En revanche, si vous glissez un œil à l’intérieur, vous y trouverez un prospectus, dactylographié à la machine à écrire. Un appel à souscription, pour l’acquisition de ce qui devait encore n’être qu’un projet de disque. C’est donc en soi un document essentiel, qui témoigne de ce moment qu’évoquait hier Gaëtan Puaud et qui aboutira à la création de l’Itinéraire.

Ce que le disque ne vous dira pas, c’est qu’il fut donné à la médiathèque par Gérard Condé. Mais le don est répertorié. C’est ainsi que notre « fonds » Tristan Murail s’est nourri de dons de musiciens bien connus de vous tous tels qu’Olivier Messiaen, Jeanne Loriod, Gérard Grisey, Sylvaine Billier ou encore Frédérick Martin. Et c’est ainsi qu’au fil du temps, la médiathèque Hector Berlioz est devenue entre autres le lieu de conservation d'un fonds de partitions relatives aux ondes Martenot.

C'est un fonds difficile à appréhender et, pourrait-on dire, marqué par l’Histoire. Il s'y trouve beaucoup de copies de manuscrits, de toutes les époques depuis que ce monde photocopie. Il y a également des néocopies, ce qui est un peu différent. Les photocopies sont de qualité variable, c'est fatal et il est fatal que certaines d'entre elles se dégradent plus rapidement que d'autres. C'est un corpus d'environ 1 500 unités, ce qui contribue à la difficulté du traitement. Ce riche fonds nous vient pour beaucoup de trois musiciennes, toutes trois ondistes, toutes trois professeures d’ondes Martenot au CNSMDP : Valérie Hartmann-Claverie, Pascale Rousse-Lacordaire et Nathalie Forget. Beaucoup de ces pièces ont appartenu à Jeanne Loriod elle-même. Ce ne sont pas des partitions destinées à une étude scolaire mais, pour une part au moins, des partitions qui ont été utilisées par des musiciens pour être jouées. Elles sont scotchées, agrafées, annotées bien sûr, froissées quelquefois et les bordures ont été malmenées.

Agrafe

Agrafe rouillée sur le bord de la partition de Mach 2.5

Bordure

Bordure érodée de la partition de Mach 2.5

Beaucoup, je l'ai dit, sont des photocopies ou des néocopies plus rarement. Il y a parmi elles, une pièce particulièrement remarquable, qui a tout de suite été identifiée par nos prédécesseurs puisqu'elle a tôt été décrite, cataloguée et rangée parmi les manuscrits sous la cote Msd 1 (1-3). Trois sous-cotes parce qu’il y a trois copies distinctes. Ce ne sont pas des parties séparées mais elles en ont possiblement joué le rôle. Il s'agit d’une série de copies du manuscrit de Mach 2.5 qui ont une première particularité : c'est que la pièce est écrite pour six ondes Martenot et non deux. Le manuscrit impose sa présence. D'autant que le document est stratifié, pour ainsi dire. Les annotations sont nombreuses et se mêlent aux didascalies du compositeur. Certaines parties sont surlignées, des indications de jeu ont été ajoutées.

Autres indices d'un usage pratique de la partition : le papier, omniprésent et les agrafes, manifestement ajoutées pour faire reliure et faciliter la tourne.
Enfin, il faut ajouter à ces premiers éléments d'observation une autre particularité : dans le fonds, se trouve également une copie de cette partition (et donc de l'exemplaire catalogué sous la cote Msd 1 (1-3). Cette copie comporte d'autres annotations et, on le notera, porte les mêmes stigmates que l'original, outres les annotations qui sont différentes : forte présence du scotch et bordures fortement érodées.

La présence de papier adhésif peut sembler anodine. Réellement, elle est destructrice. Le constat que nous sommes obligés de faire, c'est que nous sommes devant une pièce qui est en danger. Non seulement la lumière du jour la corrompt, pour ainsi dire, spectralement mais encore il y a ces bandes adhésives qui, dans le meilleur des cas, se détachent d'elles-mêmes mais qui, pour la plupart, résistent encore et poursuivent de corrompre puissamment le papier sur lequel on les a apposées. Toute la partition s'en trouve fragilisée. Elle est exposée exceptionnellement à l'occasion de ce colloque, à la salle de consultation de la médiathèque avec d'autres pièces.

Reliure avec scotch
Scotch

Présence de scotch qui endommage la partition

Nous nous trouvons dans une situation toute métaphorique. Les grammairiens parlent de récursivité pour ces phénomènes d'emboîtements de structures syntaxique du type : "je te dis qu'il dit qu'elle a dit que j'avais dit ça". Tristan Murail nous offre des compositions où, bien souvent, la musique se fait métaphore d'un phénomène scientifique. Mach 2.5 n'échappe pas à la règle puisque l’œuvre nous invite pratiquement à l'intérieur des réacteurs d'un avion supersonique. Mais ce n'est pas cette expérience fascinante qui nous vient à l'esprit quand nous regardons la partition sous l'aspect de sa fragile matérialité. C'est une autre métaphore, marquée par un balancement entre deux pôles, qui semble prendre tout son sens ici : "Mémoire / érosion". La mémoire, le texte musical que nous avons sous les yeux en est chargé. Il n'est que cela, même si cette mémoire est celle des traces qui ne disent que ce qu'elles ont à dire, à montrer. Elles ne racontent que très laconiquement les coulisses de leur existence. Cette mémoire est parcellaire et elle s'érode. La mémoire des choses vécues disparaît progressivement. Concernant Mach 2.5, une difficulté est susceptible de s'ajouter même si la transmission des savoirs relatifs aux modes de jeu de l'instrument, d'une génération d'ondistes à l'autre, est bien réelle : les indications spécifiques à l'instrument sont souvent propres à un état de l'instrument, qui n'a cessé d'évoluer depuis sa création en 1928 par Maurice Martenot. Mais quelles annotations ne comportent pas leur part d'énigme, n'ayant eu de fin généralement qu'à fixer la mémoire propre de l'ancien détenteur du document ?

Les détails de l'existence de la partition peuvent encore faire l'objet d'une enquête, son origine peut encore être documentée. Mais le papier s'érode. Pas seulement les bordures. L'action de la lumière est aussi corruptrice et laisse peu d'options si l'on souhaite que cette pièce traverse les siècles comme l'ont fait les manuscrits de Bach ou de Berlioz : une fois tous les traitements nécessaires effectués, il s'agira de le plonger dans l'obscurité autant que possible. « Puis, écarte la lampe », nous enjoignait déjà Stéphane Mallarmé dans Crise de vers. Le livre, la partition pareillement, se repaissent d’obscurité en effet. La lumière les dévore.

Nous ne savons aujourd'hui que ralentir une érosion qui, fort heureusement, n'exerce sa pression qu'avec lenteur. C’est pourquoi je vous invite à profiter, si vous le souhaitez, de la pause qui nous est offerte pour entrer en contact avec ces pièces qui montrent la musique de Tristan Murail dans toute sa poétique, me semble-t-il, avant qu’elles ne retrouvent l’obscurité qui leur est nécessaire… pour affronter l’éternité.

Fragment de Murail